Orgueil et Divinités

par Chloé Jurga

« Es-tu nerveux ? »
Tark se tourna vers le grand-prêtre.
« Pourquoi le serais-je, maître ?
— Lorsque mon tour était venu, j’appréhendais la fin de la cérémonie. Je craignais le rejet des dieux.
— Je ne ressens aucune inquiétude », déclara le disciple d’un air confiant.
Sraddha l’observa longuement. Tark n’appréciait pas ce regard. Il avait l’impression d’être minuscule devant son maître. Pourtant, il n’était plus un novice, il allait même remplacer Sraddha dès le lendemain. Personne n’était plus digne que lui de cet honneur. Tark avait étudié les textes sacrés dans les moindres détails. Il avait analysé chaque occurrence, chaque témoignage, chaque signe. Il connaissait les dieux. Peu importe si cette pensée frôlait le blasphème, il savait qu’il avait raison.
« Mes actions parlent d’elles-mêmes, maître. Les dieux ne peuvent prétendre le contraire. » Sraddha soupira tristement.
« Tes actions sont exemplaire en tout point… »
Tark sentait la fierté grandir en lui.
« Mais ta langue est teintée d’arrogance », poursuivit le grand-prêtre.
Le disciple fit un son de désapprobation qu’il regretta immédiatement en voyant le sourire de son maître.
« Tu es encore jeune, et malgré ton désir de bien faire, il te manque un élément essentiel.
— Lequel, maître ?
— La foi aveugle. »
Un silence s’établit entre les deux hommes avant que Tark ne riposte, indigné.
« Je pense qu’une foi éclairée s’avère plutôt judicieuse. »
Sraddha semblait ne pas l’écouter, préférant contempler les nouvelles peintures du temple.
« Ce sont mes idées qui ont dirigé votre attention sur moi. Sans elles, vous ne m’auriez pas désigné comme successeur, et aucune d’elle n’a été guidé par la chance.
— Toutefois, la décision finale ne m’appartient pas.
— Croyez-vous réellement que les dieux se manifesteront pour refuser mon avènement ? Ils n’ont jamais été aussi bien servis que depuis mon entrée dans la communauté ! » Sraddha posa les yeux sur Tark. Celui-ci pensait y trouver des réprimandes, mais il n’y vit que de la bienveillance.
« J’espère qu’ils partageront ton avis, mon garçon. »
Sur ces mots, le grand-prêtre avança tranquillement vers la sortie.


Le soir-même, alors qu’il mangeait un repas frugal, Tark passait en revue l’organisation de la procession du lendemain. Tout devait se dérouler à la perfection. Il n’accepterait aucune erreur. Il prouverait à son maître que son approche est la meilleure.
Une fois les dernières mesures examinées, Tark estima qu’il avait mérité une bonne nuit de sommeil. Il s’agenouilla devant sa natte de paille afin d’effectuer une prière, puis il déplia sa couverture de lin afin de se glisser dessous. Allongé sur le dos, il ferma les yeux. Sa respiration devint de plus en plus régulière. Petit à petit, il sombra dans le vide.
Tark se sentait flotter. Une vague de chaleur l’enveloppait et se répandait au fond de lui. Une goutte perça soudainement le doux cocon qui le protégeait. Une deuxième tomba sur son visage. Ainsi qu’une autre. Tark fronça les sourcils, reprenant lentement conscience. Il posa une main sur sa joue. Avait-il pleuré dans son sommeil ? L’idée lui paraissait ridicule. Peut-être y avait-il une fuite dans le toit de sa demeure ? Tark ouvrit péniblement les yeux. Une intense lumière blanche agressa ses pupilles. Il se frotta les paupières afin d’essayer de s’habituer à la luminosité. Il regarda autour de lui et la réalité le frappa de plein fouet.
Tark n’était plus chez lui. Il n’avait pas l’impression de rêver non plus. Sa natte et sa couverture s’étaient volatilisées. Le sol était blanc. Le plafond (ou peut-être était-ce le ciel ?) était blanc. Pas de mur à l’horizon, le lieu semblait s’étendre à l’infini.
Avancer était prendre le risque de se perdre, mais Tark n’avait aucun moyen de savoir s’il pouvait partir comme il était arrivé. Il était de toute façon trop agité pour attendre sagement. De plus, même si les témoignages ne concordaient pas exactement, la possibilité qu’il expérimentait un appel divin n’était pas négligeable. Une telle occasion ne s’était jamais présentée avant un avènement. À moins que les anciens prêtres s’étaient volontairement censurés, mais Tark en doutait. Il fit donc un pas en avant.


Les minutes s’écoulaient, et toujours aucun changement notable de l’environnement. L’incertitude commençait à s’insinuer au fond de Tark, pourtant, il continuait de marcher au même rythme. S’il s’agissait réellement d’un appel divin, il ne pouvait se permettre de vaciller. Ainsi, il persévéra.
Sa patience fut enfin récompensée après ce qui lui parut être une heure complète. Une longue ligne verticale se distinguait en face de lui. En s’approchant, le trait s’épaissit jusqu’à devenir une ouverture à sa taille. Tark l’inspecta en passant une main dedans. Celle-ci disparut sans lui permettre d’entrevoir ce qui l’attendait de l’autre côté. Il prit une grande inspiration et pénétra à l’intérieur. Tark se retrouva dans une salle similaire à la précédente, à une exception près. Il pouvait discerner cinq immenses trônes forgés dans la même matière que la pièce.
« APPROCHE, MORTEL ! », commanda une voix tonitruante.
Tark s’exécuta. Au fil de ses pas, il vit cinq formes humanoïdes prendre place sur les sièges. Il déglutit, comprenant qui il allait rencontrer.
À droite, se trouvait un individu composé uniquement d’eau en mouvement. Au prix de grands efforts, le courant tentait de conserver une apparence humaine. De minuscules tourbillons définissaient vaguement les traits d’un visage, mais il était difficile de saisir les expressions qui s’en dégageaient. Il s’agissait d’Abhainn, la déesse de la mer.
À sa suite était installé un arbre, ou du moins, une femme constituée de végétaux. Son corps était taillé dans du bois de merisier, mais ses longs cheveux appartenaient plutôt à la famille des saules pleureurs. Contrairement à sa voisine, elle possédait un visage suffisamment lisible malgré son étrangeté. Sa bouche, tout comme ses yeux, ou encore ses sourcils, étaient faits à partir d’un amas de pétales de fleurs différentes. Il s’agissait de Talamh, la déesse de la terre.
La troisième entité était apaisante. Elle ressemblait à une sculpture de verre au sein de laquelle aurait été peint un magnifique coucher de soleil. Pourtant, en observant attentivement, on pouvait remarquer que ce ciel bougeait. À l’instar de la première figure, il était délicat d’y voir un visage. Toutefois, la position des nuages essayait de produire cet effet. Il s’agissait de Speir, le dieu du ciel.
À côté de lui était présent un être absolument hypnotisant. Comme les autres, il imitait un humain, mais d’une manière qui provoquait un malaise dont il était impossible de détourner le regard. Il était d’un noir si profond, si opaque, que poser ses yeux sur lui donnait l’impression de plonger dans un vide sans fin. Aucun trait ne se détachait. Il était telle une tache qui aurait absorbé le décor. Il s’agissait de Difywyd, le dieu de la mort.
Il ne manquait donc plus que Cariad, la déesse de la vie. Tark dirigea son regard vers la gauche, et il reconnut sa…
« Mère ? »
La femme ressemblant comme deux gouttes d’eau à celle qui l’avait élevé émit un rire chaleureux. Il fut brusquement interrompu par l’exaspération de Speir.
« UNE TELLE FAMILIARITÉ NE JOUE PAS EN TA FAVEUR ! »
Tark, libéré de sa surprise, secoua la tête avant de corriger son erreur.
« Je vous prie de pardonner le mot qui s’est malencontreusement échappé de ma bouche, ô Puissantes Divinités. L’apparence de la Bienveillante Cariad m’a tout simplement déstabilisé puisque je ne m’attendais pas à voir ce visage. Je m’incline devant vous et promets de ne plus répéter un tel déshonneur. »
Joignant le geste à son engagement, Tark se mit à genoux et se pencha jusqu’à ce que son front touche le sol immaculé. Cariad rit à nouveau avant de prendre la parole.
« Relève-toi, Mortel, car tu es pardonné. Ignore mon ami, il ne doit te blâmer. La forme maternelle a orienté mon choix. Simple volonté de limiter ton effroi. »
Tark se redressa lentement.
« Je ne suis que votre humble serviteur, ô Généreuse Déesse. Cependant, vous me voyez confus d’être dans la position de vous formuler une requête. »
Cariad lui fit signe de poursuivre. Tark inspira profondément, sélectionnant ses mots avec soin.
« Je ne désire aucunement diminuer vos intentions, qui sont parfaitement nobles, mais puisque je devine une convocation pour un jugement à mon encontre, la figure de ma mère devient étrangère et n’est malheureusement pas source du réconfort escompté.
— VOILÀ EXACTEMENT POURQUOI NOUS T’AVONS TRANSPORTÉ ICI ! s’impatienta Speir. CE BESOIN DE TOUT DÉDUIRE, DE TE CROIRE SUPÉRIEUR ! »
Tark put observer que le coucher de soleil au sein de la sculpture s’était changé en ciel orageux. Il baissa donc solennellement la tête pour se montrer plus servile, mais Cariad prit sa défense.
« Épargne-nous tes cris, ce jeune homme a raison. Je puis effectuer une transformation. L’heure n’est pas encore à sa condamnation. Parfois, ta soif de justice est tel un poison. »
Une brume argentée enveloppa la déesse. Lorsqu’elle se dissipa, Tark put constater que les traits de sa mère avaient disparu au profit de ceux d’une magnifique femme aux formes voluptueuses. Lorsqu’elle lui fit un clin d’œil, il sentit sa gêne se manifester en une légère coloration de ses joues, mais il était capable de faire abstraction d’une telle distraction. Une nouvelle voix s’éleva dans la pièce.
« Cariad… Juger… Pas… Badiner… »
L’interpelée fit une grimace et croisa ses bras sur sa poitrine nue. Tark tourna la tête vers Talamh. La déesse semblait aussi immuable qu’une statue, pourtant il pouvait distinguer de légers mouvements. Ils étaient simplement si indolents qu’ils s’apparentaient à ceux d’un arbre agité par une brise. Son interruption s’était forgée de la même lenteur, mais elle avait plutôt donné l’impression d’une montagne grondant sous son propre poids.
« COMMENÇONS LE PROCÈS »
Tark n’avait aucune idée des torts que les dieux lui attribuaient, mais il estima préférable de ne pas les interroger et d’attendre qu’ils formulent leurs griefs.
« Tark, disciple du noble Sraddha, proclama Abhainn, tu es inculpé de haut blasphème. »
Tark se mordit les lèvres pour s’empêcher de riposter.
« Plusieurs points seront abordés, poursuivit Abhainn, et tu pourras te défendre. Nous prononcerons alors notre opinion. »
Un bel euphémisme pour parler de sentence, mais Tark ne se découragea pas. Il avait une chance de prouver sa valeur, il ne la laisserait pas filer.
« POURQUOI TRAÎNER EN LONGUEUR ? NOUS SOMMES TOUS D’ACCORD POUR DIRE QUE SES FAUTES ONT LA MÊME ORIGINE ! CET INSECTE A L’ARROGANCE DE SE CONSIDÉRER PLUS IMPORTANT QU’IL NE L’EST ! IL OSE PRÉTENDRE À LA PERFECTION !
— Il s’agit de ton unique interprétation, rétorqua Cariad. Moi, je n’ai pas à me plaindre de ses actions.
— Cariad… Trop… Indulgente…
— Peut-être, mais elle pose un point important, soutint Abhainn. Ce disciple s’est plongé dans les textes pour mieux nous plaire. Le peuple propose enfin des offrandes acceptables pour nous tous.
— Voilà qui est bien envoyé, ma chère amie ! s’exclama Cariad. Combien d’objets précieux ont-ils été jetés ? Tant de nourriture qui a lentement pourri ! Pourquoi punir cette nouvelle qualité ? »
Tark observait silencieusement la scène. Il avait saisi ce qui lui était reproché. Un humain capable de deviner les désirs des dieux n’était pas vu d’un très bon œil par Speir. Toutefois, il était ravi de constater la clairvoyance de Cariad et Abhainn. Les deux déesses préféraient se concentrer sur le résultat et profiter pleinement de ce que son savoir avait engendré. En revanche, Tark n’était pas certain du camp dans lequel se trouvait Talamh. Elle avait certes dénoncé la gentillesse de Cariad, mais elle n’avait pas non plus ostensiblement montré son désaccord comme Speir. Au milieu de tout cela, Difywyd n’avait toujours pas articulé un seul son.
Tark tourna la tête vers l’entité en question. Les autres continuaient de se disputer, tandis que Difywyd ne semblait pas avoir bougé. Était-il seulement possible de discerner son langage corporel ? Sa silhouette était distinguable uniquement parce qu’il était assis sur son trône, à l’image des autres divinités. Possédait-il seulement un visage ? Difywyd pouvait très bien scruter Tark, ce dernier n’avait aucun moyen de s’en rendre compte. Il représentait le vide. Un vide oppressant. Déroutant. Fascinant.
Le vacarme de la discussion fut soudainement interrompu par un chuchotement.
« Assez. »
Le sang de Tark se glaça. Ce mot venait de se déverser directement dans son esprit, résonnant tel l’écho d’une immense pièce. La voix qui l’avait prononcé était d’un calme profond, mais terriblement dérangeant. Tark avait l’impression d’avoir été mis à nu par ce simple mot. Sa puissance était bien plus terrifiante que les éclats de Speir.
« Ces accusations sont insignifiantes. Peu importe les offrandes, les cérémonies… Mon frère, mes sœurs, ce jeune mortel doit répondre d’un seul acte. »
Tark retint sa respiration.
« Le temple. »
Tark déglutit. Difywyd venait enfin de s’exprimer, et les autres divinités accueillirent son intervention d’un hochement de tête. Speir annonça la plainte finale, mais sa parole parut bien fade après la démonstration d’une telle force.
« MORTEL, TU ES COUPABLE D’AVOIR PROCÉDÉ À DES MODIFICATIONS BLASPHÉMATOIRES DU TEMPLE, QU’AS-TU À DIRE POUR TA DÉFENSE ? »
La bouche de Tark était pâteuse, mais il essaya de passer outre. Son honneur et sa vie étaient en jeu.
« Ô Merveilleuses Divinités, je ne suis qu’un simple apprenti, mais un nouveau-né aurait pu voir la décadence de ce monument. Les pierres étaient érodées. Les peintures étaient écaillées. Je craignais donc que la foi du village ne s’effrite de la même usure du temps. Tout disciple se doit d’apporter sa contribution s’il souhaite gravir la hiérarchie de notre communauté. J’admets, ô Prodigieuses Entités, que ma volonté de rénover le temple fut trop ambitieuse pour un apprenti, mais ces modifications furent effectuées dans le but de vous honorer dignement. »
Tark s’inclina pour accentuer son propos.
« Temple… Magnifique… Village… Pieux… Mais… Problème… Construction…
— Le temple est parfait. Trop parfait, insista Abhainn.
— Il manque pourtant de symétrie. »
Le corps de Speir s’illumina d’un soleil étrange. Un soleil sombre, crevant des nuages menaçants avant la manifestation d’un violent orage. Comprenant son erreur, Tark regretta aussitôt d’avoir laissé échapper sa dernière phrase.
« TU AVOUES DONC AVOIR VOLONTAIREMENT PROVOQUÉ CE DÉFAUT DE SYMÉTRIE. »
Tark soupira. Il était inutile de nier à présent.
« Oui, ô Perspicace Divinité, ce fut un acte réfléchi.
— AVONS-NOUS BESOIN D’AUTRES PREUVES ? IL EST L’HEURE D’EXÉCUTER CET INSECTE ORGUEILLEUX !
Un instant, Speir. Pourquoi as-tu décidé cela, jeune mortel ? »
Les dents de Tark menaçait de claquer, mais il se maîtrisa pour mieux présenter sa logique.
« J’avais déjà demandé de changer le contenu des offrandes pour qu’elles respectent au mieux vos goûts. En faisant cela, j’avais déjà prétendu à la perfection. Lorsque j’ai songé à ce projet de rénovation, je savais que rendre le temple symétrique en tout point aurait été perçu comme un nouvel affront. J’ai donc sacrifié la beauté du monument. »
Tark craignait de ne pas avoir suffisamment soigné sa politesse, mais Difywyd choisit d’ignorer ce détail.
« Hum… Mais n’as-tu pas créé un temple parfait en l’altérant volontairement ? Un temple parfait pour éviter un blasphème de perfection ?
— Je ne souhaite pas vous manquer de respect, mais vous comprenez le paradoxe dans lequel je me suis trouvé. Si mes nouveaux plans affichaient un temple symétrique, il devenait objectivement parfait. S’ils affichaient un temple asymétrique, il devenait alors subjectivement parfait. J’étais dans une impasse. J’ai donc demandé aux ouvriers de se conformer à la seconde solution, en espérant qu’elle serait la moins offensante.
Pourquoi ne t’es-tu pas concerté avec Sraddha ? Tu es conscient que le rituel du grand-prêtre permet de chercher notre conseil, n’est-ce pas ? »
Tark se sentit rougir. Perdu dans son dilemme, cette possibilité ne lui était pas venue à l’esprit. Il avait bien présenté son projet à son maître, mais il avait engagé les travaux avant même d’obtenir son aval absolu. Tark comprenait enfin l’avertissement de Sraddha. Il baissa la tête, penaud.
« Je vois… Mon frère, mes sœurs, renvoyons ce mortel chez lui, et délibérons ensemble. »
Les autres divinités acceptèrent cette proposition. Tark voulut s’enquérir du moment où il recevrait l’issu de leur verdict, mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, une lumière blanche l’aveugla. Quand il ouvrit les yeux, il était de retour sur sa natte.


De lourds nuages obscurcissaient le ciel, répandant une lumière grisâtre sur le village. De légers murmures commençaient à se propager au sein des servantes. Tark sentait sur lui leur regard suspicieux. L’avènement d’un grand-prêtre ne pouvait se dérouler dans une telle ombre. C’était un mauvais présage.
Tark prit une profonde inspiration, puis se retourna pour faire face aux servantes. Celles-ci tressaillirent et se murèrent dans le silence. Tark inspecta encore leur tenue. Chacune des robes resplendissait d’un superbe ocre rouge comme si le tissu sortait à peine de la cuve à teinture. Aucun bijou ne devait être porté. En revanche, les servantes avaient l’obligation de nouer leurs cheveux d’un ruban d’or afin d’afficher le tatouage sur leur nuque, chacun étant le symbole de la divinité à laquelle la chair marquée était consacrée.
Ne remarquant aucun défaut, Tark demanda aux servantes musiciennes de se ranger selon une formation permettant de sublimer la portée de chaque instrument. Devant elles se trouvait le cœur de la procession, composé de cinq aînées positionnées en losange. La première présentait un pot rempli de miel. Derrière elle, la deuxième soutenait un bol de bois vide. Elle était encadrée de la troisième et de la quatrième qui tenaient l’une, une cruche d’eau, et l’autre, une cruche de lait. Fermant la figure, la cinquième exposait un pot contenant des algues.
Tout semblait en ordre. Tark ajusta le bas de sa tunique blanche, puis examina les broderies dorées. Aucun fil ne dépassait. Parfait. D’un mouvement de tête, il interrogea une dernière fois l’étendue argentée dans l’espoir de recevoir un rayon de soleil, mais seule une brise glissant sur ses bras nus lui répondit. Tark soupira. Peu importe l’issue de cette cérémonie, il avait le devoir de l’accomplir. Il avait agi selon ses convictions, et conforté par cette pensée, il se sentit plus serein.
Tark se plaça devant le cortège, et d’un geste de la main, il invita les servantes à le suivre. La procession se déroula lentement, effectuant une spirale au sein du village, partant de la demeure du doyen jusqu’à la maison du dernier nouveau-né, comme l’exigeait la tradition. Les habitants contemplaient ce défilé et s’inclinaient régulièrement pour lui rendre hommage. L’étape finale se rapprochait. Tark pouvait déjà distinguer les marches du temple. La vérité allait bientôt éclater, mais il ne craignait rien. Il acceptait son destin.
Le haut du cortège grimpa l’escalier, tandis que les musiciennes se séparèrent pour s’aligner devant la première dalle de pierre. Juste devant les colonnes de l’édifice se trouvait un tapis couleur d’or sur lequel étaient disposés une coupelle ainsi qu’un pilon de bois. Tark s’agenouilla devant le tapis. La première et la cinquième aînée se détachèrent du groupe afin de déposer leur offrande près de lui. Lorsqu’elles s’éclipsèrent, la deuxième aînée plaça le bol à côté du pilon avant de disparaître à son tour. Tark prit une poignée d’algues qu’il mit dans le récipient. Il s’empara du pilon et entreprit de broyer les plantes. Il saisit le pot de miel et en déversa un filet avant de continuer à marteler l’intérieur du bol. À ce moment, la troisième et la quatrième aînée vinrent encadrer Tark. Sous son commandement, elles ajoutèrent à leur tour un peu de lait et un peu d’eau. Sous un nouveau signe, elles rejoignirent leurs congénères. Tark continua de mélanger les ingrédients jusqu’à ce que la texture lui paraisse acceptable.
Il prit alors la coupelle, la plongea délicatement dans le récipient, et porta le breuvage à ses lèvres. Il respira lentement, ferma les yeux, puis avala la mixture. Il attendit. Retenant son souffle. Tout à coup, un rayon de soleil creva les nuages, illuminant le corps de Tark. Celui-ci expira, ne pouvant s’empêcher d’éprouver une vague de soulagement.
Un homme sortit de l’ombre du temple, vêtu d’une blancheur semblable à celle de Tark, bien que surmontée d’un long manteau zinzolin aux manches amples et doté d’une capuche dissimulant ses traits. L’homme s’approcha et posa une main sur l’épaule de Tark pour l’inciter à se relever. Il découvrit sa tête et Tark put contempler la joie sur le visage de son maître. Sraddha défit la broche retenant son pardessus et enleva le lourd vêtement. Contrairement à son disciple, la tunique du maître comprenait de fines manches. Sraddha se positionna derrière Tark afin de l’assister dans l’enfilage du manteau. Une fois la tâche effectuée, Sraddha s’écarta et s’inclina.
À cet instant, le ciel finit par se dégager entièrement. Des applaudissements retentirent dans la foule. Le nouveau grand-prêtre était reconnu par les dieux. Tark salua solennellement les habitants du village, puis il leva la tête et murmura :
« Merci pour votre clémence. »


Cette histoire est inspirée d’une véritable structure, le Yōmeimon, situé à Nikkō au Japon. Cette porte possède un pilier sur lequel les gravures sont inversées afin d’éviter de prétendre à la perfection et d’énerver les dieux.