La Lanterne

par Chloé Jurga

Installé confortablement dans son lit, le petit garçon croisait les bras afin de montrer son mécontentement. Il se fichait bien que personne ne soit là pour le voir. C’était devenu une question de principe. Il en avait assez d’être traité comme un gamin. Son comportement s’opposait peut-être à ce qu’il voulait prouver, mais une fois de plus, il s’en fichait. Après tout, personne ne pouvait être parfait.
L’enfant jeta un coup d’œil vers la fenêtre, son regard se posant sur la lanterne de papier accrochée à la poutre en haut de l’ouverture. Depuis sa naissance, cette lanterne avait accompagné ses nuits. Elle était censée éloigner les monstres. Ou plutôt un monstre particulier, d’après la chanson. Sa mère la chantait tous les soirs avant qu’il ne s’endorme. Sauf ce soir-là.
Le garçon avait refusé d’écouter à nouveau cette comptine ridicule. Il avait dix ans maintenant. Il était assez grand pour savoir que les monstres n’existaient pas. Les formes étranges n’étaient que les ombres d’objets vaguement éclairés par la lune. Les bruits suspects n’étaient que le craquement des branches à l’extérieur. Les gémissements effrayants n’étaient que le souffle du vent sous les portes.
Il avait donc essayé d’expliquer à sa mère qu’il n’avait plus besoin d’une veilleuse pour dormir, mais elle n’avait rien voulu entendre et lui avait dit de ne pas oublier d’allumer la lanterne en allant se coucher. Elle le lui avait répété trois fois. Pourquoi avait-elle autant insisté ? Il avait vu quelques films à ce sujet. Parfois, un père ou une mère refusait de voir son enfant grandir. Est-ce que c’était le cas ici ? Sûrement. Impossible que les monstres soient vraiment réels. Après tout, la chambre de ses parents n’était jamais allumée la nuit. C’était bien la preuve qu’il ne craignait rien.
Le garçon se leva et enfila ses pantoufles. Le parquet grinça sous ses pas lorsqu’il s’approcha de la fenêtre. Un courant d’air frais le fit frissonner. Il commença à pousser la vitre, mais il arrêta son mouvement pour observer encore la lanterne. Son doute s’échappa dans un soupir. C’était ridicule. Comment une simple bougie pouvait le protéger d’un monstre ? La flamme pouvait s’éteindre à la moindre brise. La lanterne elle-même ne possédait rien de particulier non plus. Juste du papier blanc et des tiges de fer pour lui donner une forme cylindrique. Aucun signe. Aucune inscription dessus. Autrement dit, rien de magique. En l’espace de quelques  secondes, la fenêtre fut fermée, l’épais rideau tiré, et la chambre fut plongée dans la pénombre. En l’espace de quelques minutes, les monstres furent oubliés, les draps ajustés, et les bâillements furent remplacés par le silence.


Un bruit sec réveilla brusquement l’enfant. Déboussolé, il regarda autour de lui pour découvrir ce qui avait causé ce vacarme. Un nouveau claquement retentit, et c’est alors qu’il comprit. Le vent faisait tout simplement trembler la fenêtre. Il était vraiment impossible de dormir en paix. Le garçon grommela et se dirigea vers la source du problème. Il écarta le rideau et constata que le loquet de la vitre s’était arraché. Les bourrasques faisaient décidément rage dehors. Dans un grognement, il s’empara de plusieurs gros dictionnaires dans sa bibliothèque afin de les poser sur le rebord de la fenêtre. Il espérait que le poids empêcherait la vitre de claquer pour la nuit. Le lendemain, il informerait ses parents du souci, mais pour l’heure, il avait juste sommeil. Une fois le rideau remit en place, il retourna se coucher.
Un long grincement alerta l’enfant. Il se redressa, mais ne remarqua rien de suspect. Son imagination devait certainement lui jouer des tours. Le vent avait déjà cassé sa fenêtre, ce n’était donc pas étonnant que le bois de la maison s’agite. Il tenta de se vider l’esprit pour se rendormir, mais les craquements semblaient se rapprocher. Le garçon secoua la tête. Il ne devait pas céder à la panique. Il habitait juste dans une vieille maison, dans une campagne réputée pour ses vents violents, rien d’anormal.
Les grincements suivants furent différents. Seulement deux. Cric Crac. Comme une série de petits pas. Cric Crac. L’enfant avala difficilement sa salive. Il remonta la couverture sur sa tête et ferma les yeux. Ce n’était que son imagination. Rien que son imagination. Cric Crac. Il savait ce que ce son lui rappelait, mais il refusait d’y penser. Cric Crac. Malheureusement, la mélodie de la comptine résonna dans son esprit.

Lorsque tombe la nuit
Quand tu te glisses au lit
Cric Crac
La bougie n’oublie pas
Cric Crac
Molga t’observera

Les monstres n’existaient pas. Cric Crac. Les monstres ne pouvaient pas exister. Et s’ils existaient, une pauvre petite bougie n’allait pas le sauver. Le garçon essaya de penser à autre chose, mais le grincement le déconcentrait. Cric Crac. Toujours caché, il écouta attentivement pour vérifier s’il n’y avait pas d’autres bruits dans la pièce. Cric Crac. Cric Crac. Seul le grincement envahissait la chambre. Cette nouvelle rassurait un peu l’enfant, car sa raison pouvait expliquer ce son. Ce n’était que la réaction du bois dans ce mauvais temps. Il n’avait rien à craindre. Son imagination s’était un peu trop emballée, mais il se sentait déjà plus calme. Jusqu’à ce qu’un chuintement se manifeste.
Le garçon se raidit. Ce nouveau bruit ne ressemblait pas aux grincements du parquet. Ni au souffle du vent sous les portes. Ni aux feuilles secouées par la brise. C’était un gémissement. Un râle. Quelque chose avait pénétré dans sa chambre. Quelque chose marchait dans sa chambre. Quelque chose respirait dans sa chambre. L’enfant mit une main sur sa bouche. Mais il était sûrement déjà trop tard. Le monstre l’avait repéré depuis longtemps. Et si la suite de la comptine disait vrai, il ne s’arrêterait pas là.

Lorsque vient le sommeil
Quand le silence veille
Cric Crac
La bougie n’oublie pas
Cric Crac
Molga t’attrapera

Le garçon devait réfléchir à toute vitesse. Ce monstre était différent. Se réfugier dans son lit ne l’aiderait pas. Sa seule chance était la lanterne. La fenêtre paraissait bien loin. Cric Crac. Nouveau râle. L’enfant calcula. Il devait se précipiter sur sa gauche. Tirer le rideau. Non. D’abord prendre les allumettes sur la commode à sa droite. Courir. Tirer le rideau. Ouvrir la fenêtre. Allumer la lanterne. Tout ça, sans se faire attraper par le monstre. Cric Crac.
Le garçon baissa légèrement la couverture, mais l’obscurité l’empêchait de voir où se trouvait le monstre. Il n’avait jamais fait aussi noir dans sa chambre. Comme si toutes les lumières avaient été absorbées. Cric Crac. Une forme. Massive. Quelque chose se déplaçait bien dans la pièce. La chose n’avait pas encore atteint le lit. Cric Crac. Des larmes coulaient sur les joues de l’enfant. Cric Crac. Il avait envie de hurler. De prévenir ses parents. Cric Crac. Il n’aurait jamais dû désobéir. Il aurait dû allumer la lanterne. Il renifla. La lanterne était son dernier espoir. Cric Crac. Il devait l’allumer. Avant qu’il ne soit trop tard. Cric Crac.
Le garçon inspira lentement. Plusieurs fois. Cric Crac. Il rassembla son courage. Cric Crac. Il s’élança hors du lit. Il courut vers la commode et s’empara de la boîte d’allumettes. Un râle. L’enfant fit demi-tour. Il sauta sur son lit et se précipita vers la fenêtre. Il tira le rideau. Il avait oublié les dictionnaires qui bloquait la vitre. Cric Crac. Il les jeta sans ménagement par terre. Il ouvrit la fenêtre. Il prit une allumette. Il la fit glisser sur le côté de la boîte. Rien. Cric Crac. Il gratta plus fermement. Toujours rien. Cric Crac. Les doigts de l’enfant tremblaient. Il essaya avec une autre allumette. Aucune étincelle. Aucune flamme. Cric Crac. Un nouveau râle. Tout près. Si près de lui, que le garçon comprit le mot prononcé. Molga.
Le corps de l’enfant refusait de bouger. Sa vue se brouillait de larmes. Un bourdonnement sifflait dans ses oreilles. Sa gorge se nouait. Luttant contre sa peur, ses doigts agrippèrent une dernière allumette. Une étincelle apparut. Devant le miracle de cette flamme, le garçon couina. CRIC CRAC. Quelque chose s’enroula autour de sa cheville et une force surhumaine l’entraîna dans les profondeurs de la nuit.

Lorsque tes rêves dansent
Quand tu es sans défense
Cric Crac
Le bougie n’oublie pas
Cric Crac
Molga t’enlèvera